Ma futurologie ou l'algorithme occidental

Enquête sur une loi de l'Histoire

Schémas sociaux et tendances sociétales

La Grèce et l'Europe

Le terreau des origines

Chute de rome

Les civilisations européenne et héllenique ont en commun d'être toutes les deux nées sur les décombres d'un empire bâti par des envahisseurs (romains pour les uns, Achéens (ou Mycéniens) pour les autres) envahi à son tour par des peuples nouveaux. La civilisation grecque est née de l'effondrement de l'empire mycénien abattu par les importantes migrations doriennes et l'invasion des "Peuples de la Mer". L'Europe plonge ses racine dans l'Empire romain déchu ensemencé des multiples peuples barbares l'ayant envahi au cours des Grandes Migrations.

Les premiers temps de la nouvelle civilisation marquent un recul des échanges, des réseaux et des institutions par rapport à ce qui précédait. On assiste alors à une période de gestation durant laquelle les éléments persistants de la culture ancienne et les apports barbares se mêlent, se confrontent, pour donner quelque chose de nouveau. Cette période est appelée pour la Grèce ancienne les "siècles obscurs", pour l'Europe, le Moyen Age. Ces périodes sont loin d'être stériles, et produisent de nombreux fruits intéressants voire admirables, mais ne marquent pas l'apogée des civilisations dont nous parlons. Cette période donne surtout la parole aux apports barbares qui s'expriment pleinement et jusqu'à leur plus haut point. Ainsi, on voit fleurir en Europe, dans les églises du Moyen Age, un art complètement coupé des anciens canons romains et grecs, et l'art gothique est le plus haut point d'expression de ce que la culture européenne devait aux barbares dans ses figurations, ses gargouilles, ses entrelacs.

Au terme de la période de gestation, on constate un retour à l'héritage de la grande civilisation précédente. Ainsi, en Grèce comme en Europe, on a parlé de "Renaissance", qui est le début de la période devant conduire à l'apogée. En Grèce, cette renaissance est marquée par l'avènement de l'âge des cités, entités étatiques qui devaient devenir la structure de civilisation centrale de l'âge classique. L'apparition des grandes cités renouait avec la période mycénienne, elle aussi structurée autour de centres urbains, à l'instar de sa métropole, Mycènes. En Europe, la Renaissance voit, après la gestation médiévale, la réapparition de l'Etat et la différenciation nationale se préciser nettement, les nations devant correspondre pour l'Europe à ce qu'étaient les cités en Grèce : des états avec leurs particularités culturelles mais appartenant à une même civilisation globale.

Les images ci-contre rappellent l'origine des civilisations grecque et européenne : en haut à gauche, le sac d'une ville de Gaule par les Wisigoths, à droite celui de Rome, en 410. Deuxième ligne : la Porte des Lions à Mycènes, les ruines d'un édifice romain, et le baptême de Clovis, symbole de la rencontre de deux mondes, le barbare et l'Empire chrétien. En bas, deux images des envahisseurs barbares de deux époques différentes : les Peuples de la Mer fossoyeurs de Mycènes, et une nouvelle vision du sac de Rome, avec un barbare capturant une jeune romaine, nous évoquant le futur métissage de l'Empire avec ses envahisseurs, qui devait donner naissance à l'Europe.

Unité de civilisation et antagonismes nationaux

Identité et antagonisme

Revenons sur la question de l'identité partagée et des antagonismes au sein de cette identité. Le paragraphe précédent a pris fin sur la naissance des Etats, qu'il s'agisse de cités-états ou d'états-nations (ce qui revient au même, seule l'échelle changeant). Si l'on regarde l'Europe occidentale entre la chute de l'Empire romain et la Renaissance de la romanité, on constate, et il en est de même pour les Grecs des siècles obscurs, que l'ensemble constitue un magma culturellement assez homogène, ne serait-ce que parce que les entités politiques du temps sont éphémères : des principautés, des grands domaines féodaux ou des petits royaumes apparaissent, prospèrent et disparaissent sans avoir vraiment le temps de se différencier, de se construire une identité propre. C'est le temps de l'unité de civilisation la plus grande, pour l'Europe le temps de la Chrétienté, l'époque où tous les grands souverains partagent la même foi et partent aux croisades, parfois même ensemble. La structure féodale est communeà l'Europe de ce temps, de même que les idéaux de chevalerie.

Avec la construction et la pérennisation d'entités étatiques devenues squelettes de nations, apparaissent les identités nationales plus marquées. Les états, souvent, ont fait les nations. Un certain romantisme a souvent considéré la France comme une nation unique dès Clovis. C'est oublier le rôle de forgeron de l'identité de l'Etat, monarchique puis républicain, qui imposa une langue, des institutions, et qui fit d'une communauté de particularisme les simples aspects d'une culture nationale. Le phénomène s'est répété avec l'Allemagne, bâtie par la Prusse sur les reste du Saint Empire. L'on voit donc comment l'apparition de structures étatiques solides est un facteur de différenciation, car la diversité des Etats entraîne une diversité de choix de langue, de monnaie, d'institutions, brefs toutes ces choses qui, à terme, forment une identité. Le même phénomène a eu lien en Grèce, avec le développement de cités se créant une identité forte, allant au-delà de la simple identité grecque. En Europe, l'unité globale de la Chrétienté a laissé place à la diversité nationale. Est apparu alors un nouveau modèle dans lequel toutes les nations partageaient un socle culturel commun, chacune opérant ses variations sur le thème européen : variations religieuses, politiques, notamment.

Au plus fort des antagonismes nationaux, au XXe siècle, rien pourtant ne ressemblait plus à un Européen qu'un autre Européen, quoique l'un fut Allemand et l'autre Français. De même, Au Ve siècle avant J.-C., rien ne ressemblait plus à un Grec qu'un autre Grec, quoique le premier fut athénien et le second spartiate. Et pourtant, que de différences cohabitaient avec cette unité de civilisation ? Différences qui conduisirent à la haine profonde, et aux massacres désastreux que l'on sait.

C'est là un trait commun que l'on ne peut s'empêcher de relever au sujet de l'Europe et de la Grèce antique : l'antagonisme féroce et la différence radicale nées dans et cohabitant avec un socle civilisationnel commun. Et il est à noter que dans les deux cas, la différenciation fut conséquence de l'apparition des structures étatiques.

La sélection d'images ci-contre montre bien le phénomène concernant l'Europe. Au centre, Charlemagne, empereur soucieux de la Chrétienté, père à la fois des nations française et allemande. De part et d'autre, la cathédrale de Paris et celle de Berlin, symbolisant l'héritage chrétien des deux nations. En bas à gauche, Louis XV, monarque du pays le plus puissant et le plus civilisé de son époque, la France, et au milieu à droite, le roi de Prusse, grand-père de l'Allemagne, Frédéric II le Grand, fin lettré et admirateur de la culture française. Les deux dernières images montrent, moins de deux siècles plus tard, d'une part les acquis du Front Populaire, les congés payés, et le souci français d'alors de la paix et de l'indolence. En haut à droite, l'état de l'Allemagne à la même époque : fasciste, belliqueuse, totalitaire, liberticide, autarcique. Deux chemins longtemps identiques et bifurquant soudain chacun d'un côté, pour donner naissance à l'un des antagonismes les plus catastrophiques de l'Histoire.

L'esprit du mouvement de colonisation

Colonisation grecque européenne

On l'a vu en retraçant l'histoire de l'Occident, la Grèce comme l'Europe furent, en leur temps, de très grandes puissances coloniales. La Grèce s'établit sur une bonne moitié des rivages du monde qu'elle connaissait, et l'Europe prit progressivement possession des deux tiers des terres émergées en quatre siècles.

Au-delà de la similitude du mouvement même de colonisation dans son ampleur, il est intéressant de constater aussi la similarité de l'esprit dans lequel se déroula la colonisation, les buts qu'elle poursuivait et les rapports qu'entretinrent Grecs et Européens avec le monde étranger qu'ils dominèrent.

Premièrement, la colonisation européenne et la colonisation grecque eurent les mêmes causes : croissance démographique trop rapide et surcroît de population (les grecs parlaient de "stenochôria", ils se sentaient "à l'étroit" en métropole), fuite de guerres civiles (les statis grecques, crises intérieures, semblables aux guerres de religion qui poussèrent notamment les pèlerins du Mayflower et tous ceux qui les imitèrent à partir pour l'Amérique), motivations commerciales (le fondateur historique de Massilia était, selon Aristote, un marchand, et l'on pense aussi à la Compagnie des Indes) et enfin les progrès de la navigation, remarquables aux deux époques, et qui rendaient ces voyages longs et difficiles possibles.

Ensuite, la fondation des colonies. En Grèce, elle fut rarement affaire privée, et souvent se fit sur décision de la métropole. De même, les gouvernements d'Europe, à l'époque monarchique tout comme au temps de la démocratie, se soucièrent beaucoup des questions des colonies, ils encadrèrent, et parfois encouragèrent ou décidèrent des projets de colonisation.

Troisième point : la vie des colonies. Les Grecs emportaient avec eux l'attachement à leur métropole, manifesté par la conservation de la divinité tutélaire de la métropole. Les institutions de la colonie étaient calquées sur celles de la cité-mère, et c'était vers elle que se faisaient essentiellement les échanges commerciaux. De la même façon, les Européens emportèrent avec eux leur religion, leur culture. Il arriva cependant que des colonies se détachent complètement de leur métropole. On vit des colonies grecques se retrouver en guerre avec leur cité-mère, d'autres devenir si grandes qu'elles n'étaient plus des colonies mais elles-mêmes des métropoles, telle Syracuse. De même, certaines colonies échappèrent à l'Europe, en particulier toutes les colonies d'Amérique du Sud, et les Etats-Unis, qui devinrent eux-mêmes puissance coloniale à la fin du XIXe siècle.

En ce qui concerne les relations avec les indigènes, on retrouve les mêmes comportements chez les Grecs et les Européens : parfois quelques affrontements suivis de relations pacifiques, voire d'échanges. Globalement une résistance des colons à la culture locale, Grecs et Européens ayant le même sentiment d'être la civilisation par opposition aux barbares qu'ils rencontraient. Il arriva que les colonies grecques asservissent complètement les tribus voisines. L'on sait la force impériale de la colonisation européenne.

Enfin, et c'est frappant, les Grecs et les Européens furent semblablement conduits à la réflexion philosophique par leur contact avec l'étranger, et de la même manière : l'autre n'étant pas un interlocuteur, avec lequel on échange, mais une mesure à laquelle on se compare. On vit ainsi l'Européen s'interroger sur l'homme blanc, des écoles de pensée réfléchir à son rôle civilisateur ou, dans un sens plus négatif, chercher à classer selon une échelle de valeur les différents peuples humains.

Les images ci-contre illustrent une partie de ce que nous venons de dire : la conservation de la culture-mère dans la fondation de la colonie, comme le montre la maquette de la cité de Massalia (Marseille). L'expansion lointaine des Grecs est à voir aussi dans les ruines romaines de l'ancien comptoir grec d'Empùries, en Catalogne. Côté européen, on peut voir le souci apporté par la République Française à la question coloniale, entre l'exaltation de son empire et l'encouragement à peupler l'Algérie. Enfin, toute la morgue du colon transparaît dans la photo montrant ces occidentaux en costume, chapeau et canne de dandy observant des indigènes. On imagine la même scène des colons phocéens de Massalia rencontrant pour la première fois des Gaulois échevelés. A deux millénaires et demi près, l'européen était l'indigène.

La place du spectacle dans la société

Culture de la Grèce et de l'Europe

La Grèce et l'Europe brillèrent avant tout, et restent célèbre pour cela, par leur culture brillante, leurs arts, leur architecture, leur philosophie. Savoir quel était le rôle, la place du spectacle, de l'art dans la société est une question intéressante.

En Grèce, le théâtre - qui comprend aussi du chant - est né comme un phénomène religieux (lié au culte de Dionysos), rituel, avant d'évoluer pour devenir un outil de réflexion philosophique et politique, avec des comédies, des satyres. On observe, à vrai dire, le même phénomène en Europe : durant le haut Moyen Age, le théâtre avait disparu. Pendant des siècles, ce qui s'y apparenta le plus fut le mystère chrétien, la mise en scène sur les parvis des églises de récits pieux. Le théâtre renaissait sous sa forme primitive et religieuse. Puis, avec la Renaissance, on vit reparaître le théâtre politique et philosophique, Shakespeare sondant l'âme humaine, Molière dénonçant les travers de son époque. Cette nouvelle forme fit disparaître la précédente, exactement comme il en avait été en Grèce.

L'exemple du théâtre nous enseigne ce qu'il en fut tout d'abord des arts en général dans la culture grecque comme dans la culture européenne : d'abord instrument au service de la religion, de sa représentation, de sa célébration, les arts devaient ensuite devenir politiques et philosophiques, suivant les préoccupations du temps.On constatera aussi, dans les deux cas, des frictions entre les conceptions traditionnelles, attachées à la croyance, et les visions philosophiques nouvelles : songeons aux Lumières en heurt à l'Eglise, ou à Socrate condamné à boire la ciguë.

On peut même noter, et cela sera repris dans les prochains paragraphes concernant Rome et l'Amérique, l'évolution ultime des arts : le divertissement. Stade ultime de l'évolution des arts, il ne s'agit plus alors ni de célébrer un culte, ni de philosopher, mais de prendre du bon temps devant un spectacle.

La première image nous montre un théâtre grec, ouvert, contrairement aux théâtres romains, fermés pour dissimuler les machineries. A droite, représentation de lutteurs aux jeux olympiques. Célébration de l'unité grecque, les jeux olympiques étaient avant tout une célébration religieuse en l'honneur des dieux. Au centre, le plafond de la chapelle Sixtine. A droite, un groupe de chant grégorien, l'art encore au service de la foi. Vient ensuite Shakespeare, un modèle de théâtre philosophique, se penchant sur les déboires de l'homme, ses tragédies et son burlesque. A côté de lui, l'Opéra Garnier, et la musique devenue pur spectacle. En bas à droite, les masques du théâtre grec, dans lesquels on trouve des signes du culte dionysiaque originel, en particulier le raisin.

L'élan démocratique

Démocratie athénienne et française

Un dernier point à noter est l'évolution commune d'une partie de la civilisation grecque et d'une partie de la civilisation européenne, et surtout sa concomittance avec le même genre de situation à Rome pour l'une et en Amérique pour l'autre. Ce phénomène c'est l'apparition (ou la réapparition) du régime démocratique, mais surtout le bouleversment social qui l'accompagna.

Le parallèle le plus frappant est plus précisément entre Athènes et la France. Toutes deux virent l'apparition de la démocratie au même moment où la philosophie prenait la place de la religion dans le théâtre, et toutes deux virent les mêmes revendications accompagner son avènement. Outre l'isonomie (égalité de droits des citoyens), introduite par Clisthène et proclamée par la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, première proclamation véritablement révolutionnaire en France, mais aussi modification de la peine de mort (par empoisonnement chez les Grecs, guillotine en France) dénotant un souci "d'humanisation" et suppression de la torture. Tout comme pour le théâtre, on voit donc que l'élan démocratique a porté les mêmes valeurs dans les deux cas, et qu'il ne s'agissait pas seulement d'une revendication populaire du pouvoir, mais véritablement d'un projet de société nouveau et révolutionnaire, opposé à un ordre ancien supposé archaïque.

Une autre chose que l'on doit remarquer est le déroulement concommittant d'évènements similaires à Rome et en Amérique. En effet, c'est en 509 avant Jésus-Christ que les Romains chassèrent leur roi pour faire la République et que Clisthène mit fin à la tyrannie des Pisitratides pour instaurer la démocratie athénienne. De même, c'est à quelques années de distance que les Américains rejetèrent la couronne d'Angleterre et que les Français firent leur révolution. On voit donc que non seulement les similitudes sont frappantes entre Rome et l'Amérique et la Grèce et l'Europe, mais encore que les deux schémas de similitudes sont liés entre eux par d'autres parallèles évidents.

Ci-contre, Périclès haranguant la foule athénienne, et Clisthène, le père de la démocratie. L'hémicycle de l'Assemblée Nationale française, coeur battant de la démocratie, et les ruines de l'Agora, le lieu correspondant à Athènes. En bas au milieu, le serment du jeu de paume, symbole de la lame de fond réformatrice, et à droite Jaurès, discourant à son tour.

Rome et les Etats-Unis d'Amérique

L'impérialisme défensif

Impérialisme défensif

Nous l'avons déjà quelque peu vu lors de nos rappels historiques, mais il est bon de reprendre cette question d'une manière plus dialectique et moins événementielle : comment et sur quelles motivations se sont opérées les conquêtes romaines ?

Les romains n'étaient pas un peuple avide de conquêtes. Cette affirmation peut paraître iconoclaste, et pourtant elle est vraie. Le premier souci des romains n'était pas l'expansion, mais la sécurité de leur mode de vie. Après l'indépendance gagnée sur le suzerain étrusque, la cité romaine chercha à consolider cette indépendance en se trouvant des alliés. Le fait est qu'à partir de la moitié du IVe siècle avant Jésus-Christ, et jusqu'à l'avènement de l'Empire, Rome se trouva en guerre la moitié du temps. Il suffit de consulter la longue liste des guerres de la République romaine (une quarantaine en trois siècles) et d'observer leur déroulement pour constater que l'Urbs fut bien souvent acculée à la guerre sans l'avoir cherchée : secours à apporter à un allié attaqué, soulèvement d'une population soumise au terme d'un précédent conflit, nécessité de détruire les bases arrières de la piraterie illyrienne, défense contre l'invasion. Et lorsque Rome est à l'initiative d'un conflit, comme dans le cas de la terrible première guerre punique (- 264 à -241) c'est pour une raison impérieuse de sécurité, la grande puissance carthaginoise, maîtresse de la Sicile, se trouvant à seulement dix jours de la cité, position stratégique intenable.

On note cependant que presque toutes les guerres romaines s'achevèrent sur des gains territoriaux. Pourquoi cela si Rome ne cherchait pas la conquête ? Tout simplement et fort logiquement parce que pour se prémunir d'une guerre future avec le même agrsseur, la meilleure des garanties était de s'en faire le maître. L'inconvénient de cette politique étant que l'on se prive de zone tampon, et que si repousser les frontières éloigne le danger du centre, cela met aussi en présence d'autres ennemis potentiels au contact desquels on ne se trouvait pas avant. Cela entraîne donc de nouvelles agressions, de nouvelles guerres, et de nouvelles conquêtes. C'est ainsi que pendant des siècles, Rome a constamment repoussé ses frontières dans le seul souci de protéger le centre : la cité elle-même, puis la cité et ses alliés, car la chute des alliés aurait entraîné le danger pour la cité, puis les provinces au-delà, etc...

Ce mouvement s'est prolongé durant toutes les conquêtes romaines. L'invasion de la Grèce eut pour cause l'appel au secours de cités grecques alliées. L'invasion de la Gaule l'appel au secours des Eduens, gaulois romanisés du sud, contre une invasion helvétique, ce conflit originel précipitant (il suffit de lire César pour s'en convaincre) les légions romains dans un engrenage de conquête, de proche en proche, des Gaules toutes entières. Enfin, un exemple de guerre d'ingérence frappant par sa modernité : César intervint en Egypte parce que, en proie aux troubles, ce grand pays agricole rendait hasardeux les approvisionnements en grain de Rome, il fallait donc le pacifier pour s'assurer la précieuse ressource. Il y installa un "régime ami" de Rome : Cléopâtre.

Voilà ce que l'on peut appeler "impérialisme défensif" : il n'est pas question de s'étendre pour la gloire, pour la puissance ou par avidité, mais seulement pour assurer la sécurité de la nation. Et, de proche en proche, l'accumulation de succès ont conduit Rome à devenir le gendarme du monde antique.

Regardons l'histoire américaine : le phénomène est exactement le même. Les Etats-Unis n'ont pas recherché le premier rang mondial, et surtout pas la charge pesante de gouverner le monde. Il suffit d'observer la longue tendance isolationniste, qui est encore vive dans une bonne partie de la population américaine, pour s'en convaincre. Qui aux USA, à la fin des années trente, aurait pu imaginer ou souhaiter que le pays soit, moins de dix ans plus tard, dans la position hégémonique qui serait la sienne à la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Il fallut, encore une fois, une agression ennemie délibérée pour précipiter l'Amérique dans la guerre. Et une fois la guerre finie, nous l'avons vu, tout comme Rome face à Carthage, les Etats-Unis se trouvèrent face à un adversaire énorme et par nature hostile : non seulement il n'était pas question de se désengager de l'Europe ou du Pacifique pris aux ennemis, mais il fallait les défendre, et encercler mieux encore l'adversaire par de nouvelles alliances, une nouvelle progression territoriale. Tout était dicté par la sûreté des Etats-Unis eux-mêmes et la conservation de leur mode de vie. Enfin, la chute de l'URSS, on l'a dit, laissa l'Amérique au-dessus de toutes les autres nations, sans rival. Mais condamnée à être le gendarme du monde, parce que le chaos engendré par son retrait menacerait grandement sa vie économique et sa sécurité. En outre, impossible de laisser à une autre puissance émergente, comme la Chine, par exemple, le soin de garantir la paix mondiale, car ce serait se placer à sa merci, or c'est exactement ce que les USA cherchent à éviter depuis la Déclaration d'Indépendance : ils veulent être seuls maîtres de leur destin, à l'instar de Rome. Voilà donc un comportement largement partagé : l'impérialisme défensif menant petit à petit à la conquête du monde, et à son contrôle. C'est bien un impérialisme, car les Romains comme les Américains ont estimé très tôt avoir un droit à la domination, et ne se sont pas privés de l'exercer dès qu'ils en ont eu l'occasion, mais la nuance est précisément à chercher dans le type d'occasion : les pures guerres d'agression des Romains et des Américains furent rares, et ne constituent pas la règle de leur impérialisme.

On notera encore que Romains et Américains ont en commun l'autojustification de leur impérialisme : la justice et les bienfaits de leur mode de gouvernement, etc... Il est en effet remarquable que l'appétit vient en mangeant, et que l'accumulation des conquêtes finit par devenir ausi un goût après avoir été (ou semblé être) une nécessité vitale. Ainsi, l'intervention romaine en Grèce, à l'appel de cités alliées, s'explique d'autant plus aisément que le danger moindre que représentait la chute desdites cités en Grèce, par rapport au danger total de la puissance carthaginoise, était compensé par un appétit nouveau pour l'expansion, par un effet de bascule.

A droite, quelques images montrant les puissances militaires romaine et américaine sur terre et sur mer, ainsi qu'un symbole de la force aérienne américaine : le bombardier Thunderbolt.

La culture de masse

Jeux du cirque

Nous avons évoqué, en traitant de la place de l'art, du théâtre dans les cultures grecque et européenne, les préoccupations au centre de ces domaines et leur évolution ultime : le divertissement.

Rome, tout comme l'Amérique, tenait ce qu'il y avait de plus raffiné dans sa culture de l'héritage grec. Mais très rapidement, l'objet de l'activité artistique a changé, pour devenir quasi-exclusivement un outil de divertissement. A Rome, le théâtre ne fut jamais un sujet de religion : lorsque les romains importèrent le théâtre, il avait déjà perdu sa dimension religieuse. Il est évident qu'il en est de même pour les Etats-Unis, qui furent fondés après la disparition des mystères chrétiens en Europe.

On observe ensuite à Rome comme aux USA la même évolution : la recherche du spectacle, et avec les mêmes causes. En effet, si tout d'abord en Grèce et en Europe le théâtre, dans sa forme devenue philosophique et politique, s'adressait à des citadins partageant un certain bagage culturel, il s'est peu à peu "démocratisé" pour revêtir des formes plus communes. Mais c'est à Rome et en Amérique, héritières du phénomène, que celui-ci prend toute son ampleur : la diversité des cultures des migrants, et sa volonté de se divertir et non de s'éduquer, conduisit à favoriser le spectacle aux dépens du sujet. Ainsi, l'on vit se multiplier à Rome les "pièces" sans grand intérêt autre que celui de faire intervenir d'impressionnantes machineries, avec abus du deus ex machina. Le but était de rendre l'intrigue accessible à un public souvent cosmopolite, parfois ne parlant pas même la langue. Il suffit aujourd'hui de regarder un blockbuster américain pour retrouver le même phénomène : ce type de film peut être compris à la seule vue des images. C'est l'avènement de la culture de masse, de l'esprit de loisir. L'Amérique, tout comme Rome, nées dans une ambiance assez austère de dur labeur (pensons à Cincinnatus, à la vie éprouvante des premiers colons) une fois enrichies se sont tournées vers le divertissement pour le divertissement, sans arrière-pensée. Sous l'Empire, les romains étaient pour l'essentiel oisifs, nourris par l'état, et n'avaient guère que les jeux du cirque ou le théâtre à grand spectacle pour passer le temps. Et l'on sait que le spectacle a fini par jouer vraiment avec les vies humaines, en couvrant de sang les sables des arènes. L'Amérique n'en est pas encore là, mais elle a suivi jusqu'ici le même type d'évolution que son aînée, et l'on voit mal pourquoi elle s'arrêterait. D'autant que le panem et circenses, la distribution de pain pour se nourrir et de jeux pour se divertir que réclamait le peuple romain, a déjà été envisagé par des politologues américains comme Brzezinski, avec le concept de Tittytainment ( mélange de titty : téter le sein, se nourrir sans effort, et entertainment : divertissement). L'apparition dans les dernières décennies de télés-réalités de plus en plus crues et violentes ne laisse rien présager de bon. Aussi bien le public américain manifeste-t-il déjà un goût certain pour la violence réelle et le sang : les fameuses courses-poursuites, filmées en direct par hélicoptère, entre la police et des criminels, rencontrent un franc succès. Or il arrive qu'elles se terminent dans le sang, avec fusillade et mort en direct du délinquant, abattu par la police (ou se suicidant, cela s'est vu). En Europe, la diffusion d'un tel programme ferait scandale. Aux Etats-Unis, son succès public vaut approbation morale.

Quelques images pour résumer le propos : le Super Bowl, jeux du cirque moderne, de part et d'autre du Colisée, temple romain du divertissement. A droite, Hollywood, la "machine à rêves", et un combat de gladiateurs qui promet d'être sanglant.

La religion civile

Religion civile

La prégnance d'un socle mythologique et idéologique agissant comme ciment social en s'imposant à tous est un trait commun de la cité romaine comme de la nation américaine.

On objectera qu'un tel phénomène se retrouve chez chaque nation. C'est vrai, mais à Rome et aux USA, il va au-delà. La plupart des nations se construisent autour d'une langue, d'une histoire, de grandes figures, de références communes, d'une culture de base, de valeurs communément reconnues. Les membres d'une nation respectent ses symboles distinctifs, et celui qui les méprise risque d'être ostracisé. Mais ces choses restent du domaine du politique.

A Rome et en Amérique, les choses allaient et vont plus loin. La fierté nationale, le respect des institutions et l'héritage culturel et moral communs se doublent d'un véritable culte national (non pas culte de la nation comme objet, mais culte commun à toute la nation) millénariste, qui a plusieurs causes.

Tout d'abord, les civilisations romaine et américaine sont uninationales, contrairement aux civilisations grecque et européenne, qui comprennent plusieurs entités nationales, on l'a vu. Cela renforce bien entendu le sentiment d'élection.

Ensuite, cela tient à l'histoire des origines. On trouve à l'origine de Rome et des Etats-Unis le même mythe du nouveau départ, de la civilisation recommençant à partir de rien. Alors que la plupart des nations ont un passé lointain, et qu'il est souvent impossible de donner une date précise à leur apparition, les Romains comme les américains peuvent dire avec précision quand commence leur histoire. Pour les Romains, c'est avec la fondation de la cité en - 753 par les deux frères Romulus et Rémus. Pour les américains, c'est avec l'épopée du Mayflower en 1620 (par préférence à la fondation de Jamestown, qui rappelle la domination britannique, mais à laquelle est attaché l'épisode de Thanksgiving). Dans les deux cas, il s'agit d'un nouveau départ : dans la mythologie des origines romaines, les fondateurs de Rome étaient descendants d'Enée, et par lui de la cité de Troie détruite par la guerre. Pour l'Amérique, les passagers du Mayflower sont les Pilgrim fathers, les Pères pèlerins, cherchant une terre sur laquelle bâtir une société nouvelle, fuyant les persécutions. Contrairement à la plupart des autres nations, Rome et l'Amérique ont donc en commun d'avoir à la fois un épisode et un idéal fondateurs : on retrouve à la fois l'esprit pionnier, la valeur de la liberté, la volonté d'indépendance.

Suit l'ascension fulgurante et irrésistible de la jeune nation. Conjuguée à tout ce que nous venons de voir, cela donne le messianisme que nous évoquions. A Rome, il était résumé en ces mots par Virgile dans son Enéide : Parcere subjectis et debellare superbos : épargner ceux qui se soumettent et dompter les superbes. Les américains, eux, parlent de manifest destiny qui consiste à apporter l'héritage de l'espoir des Pères Pèlerins aux nations non libres et à abattre la tyrannie.

Ce messianisme national a pour principale conséquence politique la volonté constante d'abattre ce qui pourrait contrarier l'idéal fondateur, et son incarnation : la nation. Le messianisme est donc virtuellement une justification à toutes les guerres visant à défendre les intérêts nationaux ; selon cette vision, tous les ennemis de l'Amérique sont des ennemis de la liberté et tous les ennemis de la liberté sont des ennemis de l'Amérique, la libérté étant la divinité tutélaire de l'Amérique, le fondement de la religion civile américaine, qui se doit d'être partagée par tous les américains, quelle que soit par ailleurs leur croyance. Il ne faut pas se méprendre sur la signification réelle qu'ont pris des formules comme God bless America ou In god we trust (cette dernière formule n'est pas la persistance d'un archaïsme, mais a été au contraire introduite sur les billets de banque américains dans les années 1950). Ces formules montrent qu'aujourd'hui, le "dieu" n'est plus le dieu chrétien, mais une divinité de l'idéal américain. On retrouve à Rome ce mécanisme : on se souviendra que les chrétiens furent persécutés non pour leur foi, mais pour n'avoir pas partagé celle de Rome, censée être commune en tous les citoyens : la religion civile. Aux Etats-Unis, ce phénomène a justement été baptisé par Pierre Boutang : "la théodémocratie", l'ensemble de choses pour lesquelles doit être exprimée une foi semblable à celle en Dieu : en la démocratie, en l'Amérique elle-même, véritable culte de la cité. Cette foi collective et nationale a d'ailleurs des cérémonies régulières, comme la participation du Président au National Prayer Breakfast ou le serment d'allégeance au drapeau, dans lequel, en 1953 (notons le caractère récent de l'addition !), a été ajoutée la mention under god ("sous le regard de Dieu") à one nation. Ce One Nation under God résume admirablement le dénominateur commun qu'est la religion civile américaine, que Jean-François Colosimo (Dieu est américain, p 52) synthétise ainsi : "Ce Dieu est simplement celui de l'Amérique".

L'arc de triomphe, symbole de l'autocélébration romaine. La Statue de la Liberté, gigantesque ex-voto à la divinité tutélaire de l'Amérique. L'aigle, emblème commun des deux nations conquérantes. A droite, deux grands personnages "divinisés" : Octave Auguste et Abraham Lincoln. Le drapeau, signe patriotique omniprésent aux USA et représentant "une seule nation sous le regard de Dieu", et à droite, triomphe d'un général victorieux, une grand-messe de la religion civile romaine.

Spiritualité et philosophie : préoccupations matérialistes et utilitaristes

Spiritualité et philosophie

Après la question de la religion civile, communauté de foi agissant comme ciment national, se pose la question de la place de la spiritualité, ou plus largement du questionnement philosophique dans la société.

Le premier caractère évident de la spiritualité dans la société américaine et la société romaine, c'est leur relativisme. Aux Etats-Unis, comme c'était le cas à Rome, on peut croire n'importe quoi, la liberté de culte est totale. Même aujourd'hui en Europe, on ne trouve pas une si grande liberté : les sociétés européennes se sentent le devoir de protéger leurs individus contre les sectes. En Grèce, on ne jonglait pas comme à Rome avec les dieux.

La seule condition limitative à la liberté de culte, aux Etats-Unis comme à Rome, était ce que l'on a étudié précédemment : la religion civile. Le culte pratiqué ne doit pas contrevenir à la religion civile. On sait que pendant longtemps, les catholiques n'eurent pas la possibilité d'accéder aux hautes fonctions américaines, car ils étaient considérés comme des suppôts de la Papauté, institution non seulement étrangère, donc en contradiction avec le dogme civil de l'indépendance, mais en outre non démocratique. De même, Rome persécuta les chrétiens parce que leur foi les excluait de la participation aux manifestations civiles, leur interdisait les serments d'usage aux divinités de la cité. Aux USA, l'Islam est une religion assez mal vue actuellement, non seulement à cause des attentats mais aussi parce qu'il est jugé globalement attentatoire aux libertés individuelles. Néanmoins, aucun monothéisme n'est jugé vraiment incompatible avec la religion civile, du moment que le Dieu adoré "bless America", que la foi s'accorde aux exigences du patriotisme. Dès lors que deux religions, même très différentes, se conforment également à la religion civile, elles se valent. En revanche, toute religion contrevenant à la religion civile est inacceptable. C'est le relativisme conditionnel.

Autre grand point commun entre les spiritualités romaine et américaine, c'est leurs orientations qui, nous allons le voir, expliquent le relativisme. Aux USA la religion, comme à Rome, n'est pas un objet de conflits. Cela tient en grande partie au pragmatisme de la société, qui cherche des bénéfices concrets. La société romaine, comme aujourd'hui la société américaine, était assez lourdement matérialiste. Cela se retrouve même dans sa pensée. La plus grande pensée léguée par Rome, c'est son droit. Un ouvrage intellectuel admirable, mais utile. En revanche, il est difficile de trouver des dissertations sur l'être et la substance dans la pensée romaine, ou sur le sens de la vie, spéculations abstraites qui furent les sujets de prédilection des philosophes grecs (trait commun avec les européens). La recherche du bénéfice concret est très présent dans les spiritualités romaine et américaine. On voit de nombreux prédicateurs américains promettre à leurs fidèles que Dieu règlera leurs problèmes s'ils croient assez fort, que la fortune peut être à leur portée, etc... Voyons ce qu'en dit Alexis de Tocqueville (De la démocratie en Amérique, II, 2, IX, cité par J.-F. Colosimo, op. cit.): "Non seulement les américains suivent leur religion par intérêt, mais ils placent souvent dans ce monde l'interêt qu'on peut avoir à la suivre. [...] Pour mieux toucher leurs auditeurs, les prédicateurs américains leur font voir chaque jour comment les croyances favorisent la liberté et l'ordre public, et il est souvent difficile de savoir, en les écoutant, si l'objet principal de la religion est de procurer l'éternelle félicité dans l'autre monde ou le bien-être en celui-ci".

Exactement les mêmes préoccupations matérielles qui étaient le socle de la foi romaine, que Paul Veyne (Comment notre monde est devenu chrétien) a de manière amusante décrite comme des sortes de relations internationales entre les hommes et les dieux, les romains n'hésitant pas à bouder une divinité peu efficace. Le relativisme est lié à cette conception largement utilitariste (nous ne disons pas exclusivement) de la pratique religieuse, car il cantonne pour une bonne part la foi au domaine privé : on prie en espérant en retirer un bénéfice concret.Et la question sur l'objet principal de la religion qu'évoquait Tocqueville pour l'Amérique, nous venons de le voir, se pose en les mêmes termes pour les Romains : Paul Veyne note que pour eux "le culte des dieux et le culte des morts font deux" . On ne priait pas les dieux pour les morts ou en se souciant de l'au-delà, mais pour la protection et le bien-être dans ce monde, car l'imagination populaire romaine "se représentait le séjour des morts comme un lieu triste et ombreux où la vie était ralentie et morne".

Dernière remarque : religion civile, relativisme, utilitarisme spirituel sont liés, ils forment un système dans lequel la religion civile représente l'expression publique de la foi, la spiritualité individuelle son expression privée, le relativisme permettant à toutes les religions privées de cohabiter. Ainsi, il ne faut se méprendre : lors des élections présidentielles, se pose souvent la question de savoir si le candidat croit en Dieu ou pas, a une pratique religieuse ou pas ; en Europe, on interprète souvent cela comme un extrémisme religieux (car paradoxalement le relativisme européen va à la fois plus et moins loin que l'américain), comme un sectarisme. Or le propos n'est pas tant de savoir quelle est la foi du candidat, que de s'assurer qu'elle est compatible avec la religion civile, dont le Président des Etats-Unis d'Amérique est un pontife, et pour les américains la croyance en ce Dieu de l'Amérique est liée au respect de l'ensemble des valeurs américaines, à commencer par la démocratie.

A droite, quelques représentations des spiritualités romaine et américaine. En haut, une cérémonie de genre télévangélique, type religieux qui promet avant tout d'aider les gens à surmonter leurs difficultés dans ce monde ou à y trouver de la réussite. On notera le lien patriotique du drapeau, à rapprocher de ce qui a été dit sur la religion civile. A gauche, les lares, divinités du foyer, également liées aux ancêtres de la famille, desquels on requiert protection, aide et fortune. On demande le même genre de choses aux divinités du foyer en bas à gauche, dont le nom est devenu proverbial : les Pénates. Enfin, le temple de Jupiter Capitolin, le plus ancien de Rome. Le dieu des dieux était un protecteur de la ville.

Le régime politique

Régime politique

C'est sans doute l'un des faits les plus incontestables du parallèle romano-américain : les deux nations ont suivi la même évolution politique, avec les mêmes préoccupations centrales. Nous avons déjà vu en profondeur celle de l'indépendance, ou l'idéal initial. Revoyons rapidement l'évolution institutionnelle.

Les histoires romaine et américaine commencent par une royauté étrangère, ou supposée comme telle par le peuple en question. Suite à un excès de la puissance suzeraine (taxes britanniques, cupidité et lubricité du roi étrusque Tarquin le Superbe) le peuple se soulève, à l'instigation de son aristocratie terrienne (Brutus pour Rome, Washington pour l'Amérique).

Les nouveaux chefs proclament l'indépendance de la nation et établissent un nouveau type de régime,devant devenir peu à peu de plus en plus démocratique. Aux Etats-Unis, le mouvement de démocratisation s'est appelé "combat pour les droits civiques", à Rome "guerre des ordres".

Dans les deux cas, une méfiance existe vis-à-vis de l'Etat, un grand désir de contrôle. A Rome comme aux Etats-Unis, la grande majorité des magistrats sont élus, et non nommé, et la hantise est grande à l'égard du pouvoir d'un seul homme, hantise venant de la monarchie des origines. La Constitution américaine veille à la séparation des pouvoirs, la République romaine doublait les magistratures pour les garder divisées : deux consuls conduisaient en même temps les destinées romaines.

Au sein de cette question du régime politique, évoquons une étape décisive de sa vie : la guerre civile. Aux USA, elle se résume à un épisode terrible : la guerre de Sécession, the Civil War. A Rome, elle correspond à une période plus longue et à des conflits distincts : guerre Sociale, guerre Servile (Spartacus) et guerre civile (de Marius contre Sylla à Octave contre Marc-Antoine). Pourtant, à bien y regarder, n retrouve les mêmes composante dans le conflit américain et dans la somme des trois conflits romains : questions de citoyenneté et de sécession d'états, question de l'esclavage, question de déséquilibre de puissance territoriale.

Sur la construction territoriale nationale, il faut observer un point important encore : Rome comme l'Amérique ont dû conquérir un espace national après avoir gagné leur indépendance. Pour Rome, cet espace fut la péninsule italienne ; pour l'Amérique, ce qui est aujourd'hui le territoire national américain. A l'époque de César, Rome, c'était en réalité l'Italie. C'est dans la guerre sociale que l'Italie et Rome sont devenues une seule entité, avec l'octroi de la citoyenneté romaine à tous les italiens. De même que tout le XIXe siècle, ponctué par la guerre de Sécession, a fait le triomphe de l'Union fédérale fondée par la côte Est. On retrouve, dans la construction nationale de la péninsule italienne sous l'égide de Rome et celle des Etats-Unis actuels autour des 13 colonies initiales le même système de fédération d'états séparés ; seule la dimension de ces derniers a changé.

Les grandes étapes d'évolution du régime politique sont donc similaires, et font apparaître les mêmes types de revendications sociales et fédérales. Reste à savoir si l'Amérique, elle aussi, atteindra l'étape suivante de l'évolution politique romaine : l'Empire et la fin de toute démocratie.

Le Congrès des Etats-Unis, coeur de la démocratie représentative américaine. En-dessous, son équivalent antique : la Curie romaine et l'assemblée des sénateurs. Au centre, Lucius Junius Brutus, héros aristocratique et austère de l'indépendance romaine, et George Washington, son homologue américain. A droite, Auguste, qui refusa le titre d'Imperator, littéralement "le Commandeur". En-dessous, la Maison Blanche, résidence du Commander in chief.

La mondialisation

Mondialisation

L'Empire romain a unifié l'économie mondiale, ou du moins du monde connu. Il constituait une immense zone de libre-échange. La monnaie romaine circulait de l'Ecosse à l'Egypte. Rome était garante de toutes les voies de circulation, elle traçait et entretenait les routes et patrouillait sans cesse sur les voies maritimes qui sillonnaient la Mare nostrum, cette mer méditerranée entièrement sous contrôle romain. Rome même était un coeur économique, en particulier pour sa très forte consommation de produits venant de partout.

Aujourd'hui, l'Amérique est pratiquement dans la même position : le dollar reste la monnaie de référence, l'US Navy garde toutes les mers et tous les détroits-clés du monde, écrasante de supériorité (sur deux douzaines de porte-aéronefs au monde, elle en détient une vingtaine). L'Amérique elle-même demeure le moteur de l'économie mondiale, et une crise américaine est une crise mondiale.

Dans les deux cas, la puissance centrale, romaine ou américaine, a permis la mise en réseau de marchés incapables de se relier seuls, ou de sécuriser suffisamment leurs routes à cause des immenses distances à couvrir. De fait, les puissances romaine et américaine ont rétréci leur monde et l'ont unifié par l'activité marchande et l'exportation culturelle (valeurs, institutions, modes de vie, loisirs...). La mondialisation paraît aujourd'hui un phénomène neuf car jamais elle ne s'étendit à la planète entière, mais le contrôle de la Méditerranée et des arrières-pays par Rome constitua bien une mondialisation du monde antique, exactement de la même façon que les grandes cités formaient en ce temps des nations comme il en est aujourd'hui de ce que nous appelons "pays". L'échelle a changé, mais le phénomène demeure le même : Rome et l'Amérique sont des puissances mondialisatrices par leur effet pacificateur et leur politique de puissance, consistant à tisser une toile dont elles sont le centre.

Illustrations de phénomènes liés à la mondialisation : les rues de New York et de Shangaï la nuit, un même style occidental, images auxquelles répondent la façade du temple romain, architecture exportée par l'Empire sur tout le pourtour méditerranéen.. Un gigantesque porte-container, symbole des relations commerciales mondialisées, et un porte-avions américain et son escorte, gardiens des routes du précédent navire. En bas, l'équivalent romain : la galère de guerre gardant la mare nostrum. Une nouveauté de notre temps : le transport aérien massif.

Relations Gréco-romaines et Euro-américaines

Relation Greco-romaines et Euro-américaines

Ce sera là notre dernier point : constater le parallèle dans les relations des Grecs avec les Romains, et des Européens avec l'Amérique.

Nous avons déjà constaté certaines concordances : dans le rapport aux arts et la transmission d'héritage des uns aux autres, dans la naissance concomittante de la démocratie ; les ressemblances entre l'histoire commune gréco-romaine et l'euro-américaine sont frappantes.

Ce dont nous voudrions brièvement traiter ici, c'est des rapports directs entre les membres de chacun des couples de civilisation : que pensaient les uns des autres les Grecs et les Romains, comment se voient les Européens et les Américains.

Lors de la décennie passée, les grandes agitations géopolitiques ont été l'occasion, comme le sont les disputes entre individus, de voir surgir, éclater en pleine lumière les opinions qu'ont les protagonistes les uns des autres. Lors de l'affaire de la guerre d'Irak, en particulier, les langues se sont déliées, et l'amitié célébrée depuis des décennies entre l'Europe occidentale et l'Amérique a laissé place à l'expression des sentiments refoulés : les Américains considèrent la "vieille Europe" comme dépassée, efféminée, incapable se se défendre car lâche et faible. Les Européens, de leur côté, jugent globalement les Américains brutaux, désespérément unilatéraux, arriérés et arrogants. Sans plus trop de surprise, on retrouve le même genre de considérations entre les Grecs et les Romains d'il y a un peu plus de 2000 ans.

Mais plus encore, on remarque que les nuances d'opinions (tous les Américains et tous les Européens ne pensent pas seulement cela les uns des autres) suivent les mêmes clivages sociaux. Ecoutons ce que dit Paul Veyne ( "L'identité grecque contre et avec Rome", in L'Empire gréco-romain, p.178) de ces rapports gréco-romains : "les pauvres, les foules, étaient hostiles à Rome, et les riches étaient proromains ou laissaient faire, s'abstenaient de résister". Quelle image frappante ! N'est-ce pas exactement le tableau des rapports actuels entre l'Europe et l'Amérique ? Dans nos sociétés européennes, de manière évidente, on note un anti-américanisme populaire largement partagé et, sinon un proaméricanisme, du moins une indifférence des classes aisées, qui apprécient l'ordre et la stabilité apportée par une puissance étrangère. On observe même que l'antiquité avait aussi ses altermondialistes, notamment les Cyniques, que les auteurs grecs reconnaissant les avantages de la paix romaine dénonçaient comme "démagogues", qui agitaient le peuple avec des rêves irréalistes ; aujord'hui ils se battent contre le capitalisme, hier ils rêvaient de supprimer les dettes. C'est tout un.

On observe donc, une nouvelle fois, non seulement la large correspondance de la société européenne à la société grecque, de la société américaine à la société romaine, mais encore une similitude indéniable dans leurs rapports entre elles.

A droite, une seule image mais très forte : le sigle Senatus populusque romanus, véritable estampille de la domination romaine dont les Grecs supportèrent toujours mal la prégnance.

SPQR
Aigle

Ces multiples concordances historiques, sociologiques, géopolitiques sont non seulement trop nombreuses, mais trop précises et surtout trop concentrées, trop ordonnées pour être simplement vues comme de lointains parallèles. Le lecteur aura sans doute senti, avec nous, l'existence de quelque chose de plus complexe, de plus important, de plus global : l'existence d'un véritable schéma d'évolution qui a eu lieu une première fois, et s'est largement répété jusqu'à aujourd'hui, et semble destiné à se reproduire jusqu'au bout, les mêmes causes, dans les mêmes conséquences, engendrant des effets similaires. Mais ne brûlons pas les étapes, et avant d'essayer de nous projeter dans l'avenir, synthétisons ce schéma d'évolution.

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